Voilà l’été de retour, avec sa chaleur, ses feux de forêt et ses pluies d’orage tropicales égarés au nord du nord. Je ne suis pas en vacances, ça viendra, mais je suis tout de même allongé dans un hamac sur le bord d’une rivière qui se la coule douce. Je regarde le cours d’eau et me demande ce qu’il pense du monde actuel, lui qui l’irrigue depuis sans doute 30 000 ans. La rivière s’appelle Rouge, mais elle est brune comme l’époque. J’en conclus qu’elle s’arrange très bien avec nos folies politiques.
Je farniente dans le bois, entouré d’oiseaux et d’une nuée de mouches qui n’arrivent même pas à me rendre fou. Si je savais comment m’y prendre, Je vous parlerais de ces mouches — noires, à chevreuils, domestiques. J’écrirais mes Escar-mouches! Je pense qu’elles sont sottes. Elles virevoltent et bourdonnent, mais ne mordent ni ne piquent. Ou si peu. Y en a même une qui est déguisée en guêpe, mais qui n’a pas eu l’idée d’en imiter le vol. Une guêpe qui fait du surplace comme un hélicoptère. Quelle blague. Cette espèce, je crois, a complètement raté son évolution. À un croisement décisif de ses transformations génétiques, alors qu’elle aurait pu devenir un moustique redoutable, elle a pris la décision d’avoir l’air con. Remarquez, espérer survivre en ayant l’air ridicule, ça aussi, c’est dans l’air du temps.
Encore heureux que cet essaim de moustiques m’embête. Autrement, je baisserais la garde et céderais à la tentation du romantisme le plus cul-cul. Je vanterais les charmes de la nature, des arbres, du castor que je viens de voir passer et des oiseaux dont j’ignore le nom, sans doute parce que je n’en mange pas. Je vous servirais du Jean-Jacques Rousseau, tiens, dégoulinant de bons sentiments avec son état de nature parfait et cette satanée société qui avilit tout.
Ah! Le paradis terrestre ! L’Eden, le Wilderness, l’âge d’or, que sais-je encore. J’ignore pourquoi l’humanité s’entête à concevoir le monde idéal comme un pittoresque jardin zoologique. Vous rêvez vraiment de passer l’éternité au parc Safari, à Marineland ou au Zoo de Berlin? A-t-on idée d’entretenir des espérances aussi pathétiques ?
Je partage l’avis de George Orwell : « «Le paradis est un bide». Et ceux qui y vivent ne se portent pas bien. Adam est un imbécile heureux. Il est aussi bête que mon moustique qui se prend pour une guêpe. Il vit dans la béatitude d’un jardin qui ne change jamais, qui ne connaît pas même les cycles des saisons, l’agonie de l’automne, la rudesse et la stérilité de l’hiver, la renaissance du printemps. Pensez-y. Le pareil et le même. Toujours. Quel ennui. Quelle platitude. Adam jouit de la douce innocence des plantes vertes. L’homme idéal, selon Dieu le père, c’est Forrest Gump. Osons le dire : heureusement que Eve tire le pauvre Adam de cet abrutissement. On en doit une au serpent!
Qu’est-ce que le paradis sinon un puissant défaut d’imagination. Une simple opération de soustraction. Le fantasme d’un monde lisse, sans âpreté, auquel on aurait enlevé les maux, les erreurs, les affrontements, où il suffirait de désirer pour obtenir satisfaction. Voilà ce que serait le souverain Bien : le soulagement de la souffrance. Un hamac sans les mouches. Ceux qui conçoivent de telles fadaises n’ont-ils jamais pensé que leur Dieu, assis sur son nuage, inerte, est à coup sûr neurasthénique. À mon humble avis, il a inventé l’enfer pour échapper à cette torpeur.
L’écrivain Umberto Eco a écrit un joli texte sur l’utopie d’une nature pacifiée, d’un monde sans contradictions et sans souffrance. Il en a eu l’idée suite à sa visite d’un jardin zoologique, le Marine World Africa-USA de Redwood City à San Francisco1. Ce parc voue un culte à la bonté écologique. En y déambulant, le visiteur apprend que les animaux sont bons par nature et que ce n’est que la nécessité, la faim par exemple, qui les rend agressifs. Avec un peu de volonté, et grâce aux prouesses techniques de l’humanité, cette bonté naturelle pourrait enfin faire valoir ses droits. Le plaisir régnerait, la souffrance diminuerait.
Le mouvement des visiteurs y est ainsi réglé avec minutie pour culminer dans l’Ecology Theater. Là, assis dans un amphithéâtre confortable, le visiteur surplombe une scène où des filles blondes «introduisent tour à tour un petit lion, un petit léopard, un tigre du Bengale d’à peine six mois. Les animaux sont tenus en laisse, mais même s’ils ne l’étaient, ils n’auraient pas l’air dangereux : grâce à leur âge tendre et à quelques grains de pavot mélangés à leur nourriture, ils sont assez endormis. […] On n’a pas tous les jours le bonheur de caresser un tigre du Bengale et le public respire la bonté écologique par tous ses pores ». On en sort convaincu de l’innocence des fauves. Cette utopie découle, selon Eco, de l’idéologie du réconfort. Elle offre à l’Américain le moyen d’échapper à ses remords de consciences en fuyant la violence du réel dans un monde aseptisé et idéalisé. Le zoo, autrement dit, officie un culte du déni.
Bien sûr, pour réaliser cette « paix naturelle » (comme allégorie indirecte de la paix sociale), insiste Umberto Eco, «il a fallu déployer beaucoup d’efforts : l’éducation des animaux, la construction d’un cadre artificiel qui semble naturel, les hôtesses qui éduquent le public : si bien que l’essence finale de cette apologie sur la bonté de la nature est le Dressage universel.[ ...] ». Or, une l’harmonie produite par le dressage, c’est le fascisme.
J’ose à peine imaginer ce que Orwell aurait écrit sur un tel zoo, lui qui nous invitait à redouter les idéaux de bonheur permanent. Il était d’avis que les utopies étant désormais techniquement réalisables, notre plus sérieux défi politique, c’était de trouver le moyen de les éviter. Les socialistes, insistait-il, ne s’engagent pas dans des luttes violentes, des grèves et des guerres civiles «pour mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage a giorno, mais parce qu’ils veulent un monde dans lequel les hommes s’aiment les uns les autres au lieu de s’escroquer et se tuer les uns les autres ».
Elle me plaît cette idée que le véritable objectif du socialisme n’est pas le bonheur, mais la fraternité humaine. Elle me rappelle Montaigne qui écrivait que toutes nos joies, on se les procure au prix de quelque mal, et que ce n’est certes pas un hasard que même dans l’acte d’aimer «notre extrême plaisir ressemble quelque peu au gémissement et à la plainte».
Alors, camarades, râlons!
Je ferme boutique pour quelques semaines. Je vais me reposer en compagnie des mouches. On se revoit de l’autre côté de l’été.
Umberto Éco, La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, pp.50-59
Pas de farniente pour les moustiques à Fermont !!!!! Bonnes vacances Mark !
La Vierge, telle qu'en elle-même!